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Vidéo : Perliers d’Anatolie -Glasbeadmakers in Anatolia

Perliers d’Anatolie – Glassbeadmakers in Anatolia

Je vous propose aujourd’hui une vidéo que j’ai tournée en 2010.  Je la publie pour la première fois sur internet.  Elle a été tournée dans l’atelier de Mehmet Duman à Kurudere Kemalpasa, en Anatolie, où j’ai été initiée à cette technique traditionnelle de travail du verre.

©Florence Cerbaï 2010
Images, Montage : Florence Cerbaï
Traduction : Lalé Koc

Dans ce village, une centaine de perliers travaillent autour de fours  en argile. Chaque verrier produit chaque jour entre 300 et 1000 perles. Une production importante, où la quantité est favorisée par rapport à la finition des pièces. Ce choix est dicté par la concurrence des perles chinoises à bas prix.

Cette séquence est tournée le matin vers 8h. Le four à été allumé par une autre personne du village vers 6H, alors que les artisans dormaient encore.
Après avoir pris un thé, Mehmet s’est installé avec son neveu. Son fils s’installe au cours de la séquence. Il amène avec lui ses outils.
L’atelier est situé derrière la maison de Mehmet. Vers 10H, la femme de Mehmet servira une collation puis un repas à midi. Le travail se termine vers 16H. Vers 17H30, les femmes des perliers viendront récupérer les perles dans les fours de recuit, les trier pour les intégrer à leurs boutiques. Ce sont elles qui montent les parures et s’occupent de la vente sur la place du village.

Même si ces rush dorment encore dans mes disques durs, un montage complet de mon expérience dans les ateliers d’Anatolie sera disponible bientôt. Pour en savoir plus, je vous propose mon carnet de voyage en Anatolie,  déjà publié sur le web


 

Carnet – Fileurs de verre, cueilleurs de feu, Perliers d’Anatolie (Mai 2010)

Florence Cerbaï

(Vendredi 14 mai 2010- Izmir/ Kemalpasa/Kurudere)

« Vous auriez dû venir la semaine dernière ! En ce moment, il n’y a vraiment rien à faire à Kurudere Kemalpasa ». Nous venons d’arriver à Kemalpsa, à une trentaine de Km d’Izmir et 15 km de Kurudere. Le chauffeur du bus à l’air sincèrement désolé qu’on puisse choisir de France une telle destination, et à fortiori qu’on veuille y faire un film. Il stoppe les moteurs, terminus ! Il nous rejoint pour nous montrer une coupure de journal. On y évoque un « festival des perles » à Kurudere. Un homme en costume et cravate y est photographié devant une échoppe. « C’est la deuxième année qu’à lieu le festival, précise-t-il. Mais c’était la semaine dernière ! »

Nous abandonnons là notre chauffeur, qui s’en retourne vers Izmir, 3,5 millions d’habitants.

Le village de Kurudere est situé à une quinzaine de km dans les hauteurs de Kemalpasa. Nous grimpons dans un taxi qui emprunte une bonne route goudronnée dans un paysage d’oliviers et de vergers. Le véhicule jaune nous laisse sur la place centrale du village, devant un café.

Je m’installe à une table. Le temps de relever les yeux, Lalé, mon amie discute déjà avec un petit groupe de femmes.

Elles nous rejoignent à table. « Je leur ai dit que nous venions faire un film sur les perles et que tu faisais des perles, toi aussi. Elles voudraient voir tes photos ».

J’ai amené avec moi quelques photos de mon atelier de perles de verre ; un atelier gaulois reconstitué d’après les recherches d’un archéologue danois. Ses observations du travail des perliers de ce village, des perliers indiens, et les fouilles qu’il a menées dans des centres de productions d’Europe du Nord à la fin de l’Âge du Fer lui ont permis de reconstituer une hypothèse d’atelier de perlier viking, que j’ai à mon tour adopté et adapté pour proposer une hypothèse d’atelier gaulois.

Depuis mes études d’archéologie, je suis passionnée par l’histoire des techniques anciennes. Si j’ai choisi de devenir journaliste plutôt qu’archéologue, je ne me suis jamais tout à fait résignée à enterrer cette passion. Depuis quelques années, avec un petit groupe d’amis, devenu association, je travaille entre autre sur l’élaboration des perles de verre au haut Moyen Âge et à l’Âge du Fer. J’ai dû déjà construire une vingtaine de fours pour parvenir à travailler le verre et répondre à certaines hypothèses. J’ai passé des centaines d’heures sur ces expériences.

Mes photos passent de mains de mains. Les femmes les observent avec beaucoup d’intérêt. Quelques hommes se joignent à nous. « Ils voudraient voir tes perles » me glisse Lalé. J’ai avec moi des reproductions de perles gauloises que j’ai réalisées il y a deux semaines. Elles sont examinées attentivement. Les hommes surtout s’arrêtent sur les perles « melon » couleur cobalt, des perles très courantes en Gaule, dans l’Empire Romain et à l’époque mérovingienne.

« Ils font les mêmes », explique une femme.

Sur une photo, un homme observe le petit four portatif à charbon sur lequel je travaille, et m’entraîne voir son atelier. Séparé du café par une grande vitre, un four de 2 m de diamètre trône au milieu d’une salle. Il est constitué d’un espace central dans lequel se consume le bois. Autour sont ménagés 5 espaces de travail : une ouverture en forme d’arche vers l’intérieur du four, un creuset où fond le verre, placé à l’entrée et une petite plate forme à l’extérieur du four où l’on pose un rail, sur la droite un petit four de recuit « où la température ne dépasse pas les 300 degrés quand on atteint les 1000 degrés au centre », explique mon hôte. « Aujourd’hui nous ne travaillons pas mais demain vous verrez ! »

Les femmes nous signalent qu’aujourd’hui c’est jour de marché à Kemalpasa et à Izmir. Le jour où des hommes vont vendre leur production aux grossistes.

Nous leur expliquons notre désir de rester un temps au village pour préparer mon film et observer le travail des perliers. Pour loger, on nous parle d’un hôtel moderne à quelques km du village, deux femmes nous proposent également de prendre pension chez elles. Une vieille femme plutôt sympathique et Haissel : une femme aux cheveux courts d’une cinquantaine d’année. Elle est ouverte et accueillante. Elle nous propose de l’accompagner au marché de Kemalpasa. Nous la suivons chez elle, dans une maison à la sortie du village. Sur un muret dans son jardin, son mari Mehmet, un homme doux et assez discret est en train de fumer une cigarette. Il nous offre des prunes.

Lalé discute avec eux en turc. Personne ici ne parle anglais. Il m’est impossible de communiquer directement autrement que par des sourires et l’exercice du mutisme forcé est pour moi difficile.

Une quinzaine de minutes plus tard, nous prenons le minibus qui nous conduit à Kemalpasa.

Lalé ayant émis l’idée de s’acheter un pantalon, Haissel nous promène dans quelques boutiques avant de rejoindre la grande halle du marché. Fruits, légumes, vêtements, la halle est immense et dans chaque allée, Haissel retrouve des femmes du village venues faire leurs achats. Nous passons ainsi trois heures avant de reprendre le minibus pour Kurudere. Nous l’attendons devant une épicerie où nous retrouvons des femmes de Kurudere qui mangent des esquimaux et nous entourent en riant.

Avant le repas du soir, Mehmet, le mari d’Aissel demande à voir mes photos et mes perles. Il n’était pas sur la place du village tout à l’heure. Il les examine et s’étonne de retrouver autour du trou des perles de l’argile. « C’est comme ça que je sépare la pique de la perle, grâce à l’argile » il me regarde, un peu surpris ; « Ils n’utilise pas ça m’explique Lalé » Mehmet m’entraîne dans son atelier, juste derrière sa maison. Il m’explique qu’il sépare les perles des piques quand le verre est encore chaud.  Mehmet veut aussi nous montrer son four. Du même modèle que celui de la place du village, il est fait en brique, couvert de torchis : de la terre et de la paille finement coupée. Dans une brouette, hors de l’atelier, plusieurs kilos de torchis sont préparés pour des réparations éventuelles.

Mehmet nous explique que le four est refait tous les ans. Il sait le faire, mais préfère payer un ami, «  un spécialiste » pour la construction. Ainsi, il fait fonctionner l’économie du village.

À côté de l’atelier, une pièce avec un énorme tas de bois «  Le bois aussi nous l’achetons à d’autres, même si nous pourrions le ramasser nous même ».

Derrière l’atelier, des sacs de verre, des déchets des ateliers de verriers d’Istambul. Du verre brut que les perliers teignent eux-même avec des oxyde, comme le cobalt pour le bleu.

Je comprends que Mehmet est sûrement la personne qui a reçu Torben Sode l’archéologue danois, il y a 20 ans. Il se souvient d’un Norvégien auquel il avait appris à faire des perles et à qui il avait même réalisé une maquette de four pour un musée. Depuis il arrive que des étrangers viennent par ici. « Le dernier, un Hollandais est venu l’année dernière. Il prétendait savoir faire des perles, comme vous … Il n’en a même pas réussi une ! Il faudra que vous essayez. Je pense que vous allez réussir. »

Le repas est copieux ; comme toujours en Turquie, constitué d’une multitude de plats dans lesquels chaqu’un puise. La mère de Mehmet, à près de 80 ans, vient manger avec nous mais ne s’assoit pas à table, elle préfère le muret un peu plus loin. Elle habite une maison juste à droite de celle de Mehmet. Elle ne cesse de me regarder en souriant et parle de moi à Lalé « Elle dit qu’il faut que tu apprennes à parler le turc. Elle dit que tu ressembles à une Turque. Elle aurait besoin d’une fille comme toi pour l’aider à la maison et pour marier à son petit-fils !»

Haissel et Mehmet ont deux fils et une fille. Les deux fils de Mehmet sont perliers, le plus agé est marié au village, le plus jeune 22 ans est encore célibataire. C’est à lui que voudrait me destiner la grand-mère. Leur fille, elle, vit à Izmir. Vers 22 h, elle arrive avec son mari et sa fille pour passer le week-end au village. Le premier fils de Mehmet à déjà une petite fille ; elle retrouve sa cousine d’Izmir. Nous passons la soirée en famille et allons dormir dans l’une des deux chambres de la maison.

Samedi 15 mai – Kurudere Kemalpasa

Il est neuf heures quand nous nous éveillons, la maison est calme mais des cliquetis proviennent de l’atelier. Nous y retrouvons Mehmet, son jeune fils et un autre perliers.

Je m’assois derrière chacun et prends le temps d’observer leurs gestes. Ils discutent en travaillant. Leur voix est calme, leurs gestes vifs. Mehmet qui parle peu d’ordinaire à table, devise tranquillement avec les autres. À peine assise, Mehmet me propose d’essayer de faire des perles.

Je prends le temps d’observer avant de m’installer sur un espace libre. Après les premiers tâtonnements, aidée par le fils de Mehmet et son neveu je commence à me débrouiller, à comprendre comment on cueille dans le creuset pour former la perle. La technique est un peu différente de celle que j’utilise d’ordinaire, beaucoup plus rapide. Le neveu de Mehmet me reprend souvent :  il faut aller plus vite, ne pas multiplier les gestes inutiles. On me prête une casquette pour me protéger de la chaleur.

Lalé prend ma place. Cela fait un an qu’elle n’a pas pratiqué et elle éprouve des difficultés à saisir le coup de main mais finit par s’y faire. Nos hôtes sont agréablement surpris. Les femmes de la maison viennent voir, en riant, nos progrès. La fille de Mehmet nous montre ce qu’elle sait faire. Elle ne maîtrise que les bases de la technique. Elle parvient avec peine à former une perle. Puis ce sont les hommes du village qui défilent. Beaucoup s’amusent à m’apprendre : me prenant les mains pour me montrer le bon geste. Lalé et moi nous relayons autour du four. Nous nous installons dans la vie de l’atelier. Petit déjeuner à dix heures, copieux ; pose repas à midi où l’on prend le temps d’aller voir les femmes qui vendent les perles sur la place, le thé, à 15h. La chaleur de l’après-midi est difficile à supporter à côté du four, le travail du matin, plus agréable. En fin d’après-midi, nous devisons sur la terrasse quand des jeunes demandent à nous voir travailler. Je m’installe dans l’atelier et réalise trois perles devant eux, plutôt réussies. « Ils ont eu l’air contrarié me confie Lalé ».

Je quitte l’atelier pour aller me changer, le plus jeune fils me conseille de laisser mes vêtements de travail de côté et de les remettre demain pour faire des perles. « Demain je vous apprends à faire les perles à décors, explique le neveu de Mehmet. Vous vous débrouillez vraiment bien ! ».

Nous repartons sur la place du village pour retrouver la belle fille de Mehmet. Jeune fille blonde très fine, douce et très accueillante qui vend des colliers. Ici, ce sont les hommes qui font les perles et leurs femmes qui les vendent dans de petites échoppes sur la place. Une heure plus tard, elle reçoit un coup de téléphone, son frère nous cherche.

Arrivées chez Mehmet, toute la famille et là. Quelque chose cloche. Le plus jeune fils parle à Lalé. Quelques minutes plus tard, elle me traduit l’échange :

« Il m’explique qu’il y a une effervescence dans le vilage, que les gens ne sont pas contents; Ils disent que c’est la première fois qu’ils voient un étranger apprendre la technique si rapidement et les gens du village accusent la famille de nous montrer une technique qui est la seule richesse du village. Ils ont peur que nous l’enseignons en France et qu’il ne leur reste plus rien ici. Ils veulent bien que nous restions pour ton film, mais il ne faudra plus aller travailler dans l’atelier. Dans le village, les gens ont beaucoup jasé. Il y a peut-être aussi des jalousies. Il m’explique que ce village est comme une famille et que nous créons des dissensions ». Lalé m’explique qu’ils voudraient qu’on partent demain pour laisser tout ça se calmer. 

Nous sommes surprises. Tout est allé très vite avec les villageois. L’accueil était presque toujours très amical, mais le village vit en vase clos et les jalousies de village nous apparaissent inévitable. Nous vivons ici depuis deux jours déjà, je décide de profiter du lendemain pour faire des repérages filmés et des interviews puis de partir. Lalé en fait part à nos hôtes. « Il n’y a aucun problème pour filmer demain m’explique Lalé. Ils disent aussi que tu peux revenir quand tu veux pour filmer, mais pas pour faire des perles

Nous dinons avec la famille de Mehmet, mais il y a désormais un malaise entre nous. Je me retire dans la chambre plus tôt qu’hier. Lalé reste discuter avec nos hôtes qui finalement lui proposent de rester ici jusqu’à la fin de la semaine. Si nous passons des journées ailleurs à se balader dans les environs où a Izmir, cela ne devrait pas trop jaser, lui expliquent-il. Malgré le problème avec les autres villageois, ils se sont attachés à nous et Mehmet semble avoir peur qu’il nous arrive quelque chose puisque nous voyageons seules.

Lalé accepte, mais je pense qu’il est temps que nous partions ; que nous les laissions un peu respirer et que nous prenions nous aussi du recul. Nous décidons de les quitter le lendemain en fin d’ après-midi.

Dimanche 16 mai – Kurudere – une journée de repérages filmés

Il est un peu plus de 6 heures. La maison dort encore. De la chambre que je partage avec Lalé, j’entends les premiers bruits d’activité dans l’atelier. Je me glisse dans la rue, en essayant de ne pas trop faire grincer la porte d’entrée pour ne pas réveiller Mehmet et sa femme Haissel.

Je traverse le petit jardin. La lumière est encore douce. La maison est bâtie à la sortie du village face à la vallée. Je croise un voisin dans la rue. C’est lui qui vient de lancer le feu dans four à perles ; un parent de Mehmet. Lui ne fait pas de perles, il s’occupe des vergers et fourni le bois… 150 kg pour une journée de travail.

 

Je le suis jusqu’à l’atelier, derrière la maison. Un grand brasier vient d’être allumé dans le four en argile cuite. Le four va chauffer pendant deux heures avant que les perliers ne puissent travailler.

De la porte de l’atelier, il observe la flambée. Les bûches sont poussées vers l’intérieur du four, à travers une ouverture qui fait face à l’entrée. Il s’éloigne. Je retourne me coucher.

Une heure plus tard, Mehmet et sa femme, déjeunent sur la terrasse. La table est installée près de la porte qui mène au salon, protégée du soleil par la façade de la maison blanche à un étage.

Sur la table, la théière à deux corps. Haissel sert un thé, puis un autre. Mehmet en marcel blanc et short allume sa première cigarette. La journée ne commence qu’à huit heure.

Devant la terrasse, un petit jardin en terre battue soigneusement balayé et une treille où grimpe la vigne. Sur la treille, des perles, par dizaine se mêlent au feuillage : des bleues, de rouges, des poissons et de petites amphores de verre. Des perles, il y en a aussi dans l’enduit des murs, dans le ciment du sol, devant la maison.

Sur le muret au bord du jardin, deux creusets plats et carrés d’une vingtaine de cm :. « C’est tout ce qu’on garde du four quand on le détruit » sourit Mehmet.

Sa maison, comme celle de ses voisins est une maison de perlier… Ici, le four est juste derrière l’habitation.

Il est bientôt huit heure, Mehmet entre chez lui passer ses vêtements de travail : une chemise, un pantalon et une casquette.

De l’atelier proviennent les cliquetis des piques. Le neveu de Mehmet est déjà installé. Il a pris la même place qu’hier au fond de l’atelier. Mehmet, lui s’installe à droite de l’ouverture où l’on pousse les bûches. Il choisit deux piques épaisses pour travailler. A son âge, il ne fait plus que des grosse perles. « Mes yeux ne voient plus les détails, il y a comme un voile sur mon regard. » La luminescence du four ronge lentement sa vue.

Son plus jeune fils, de 22 ans, s’installe à son tour. Il dispose sur le sol, un tapis noirci, sur lequel il s’assoit en tailleur. Le sol en terre battu est couvert d’une poussière de suie. Derrière lui une casserole émaillée emplie d’eau pour refroidir les piques. Il choisit deux piques fines. Avec elles, il remue le verre visqueux dans le creuset plat. Avec une pique à crochet, il forme le petit renflement qui lui permet de coller le verre au bout de sa pique. En enroulant le verre ainsi saisi, il crée des perles. Presque aussitôt, le travail commence. Il forme une perle puis une autre : de simples perles bleues cobalt qu’ils laisse tomber dans le petit four de recuit placé à proximité de son espace de travail.

« Dans le village, avant 1942, on ne faisait pas de perle,s explique Mehmet, en continuant à travailler. Son discours est rythmé par l’enroulement du verre sur sa pique, par les cliquetis des piques que l’on choque sur le rail pour éviter que le verre ne se fixe au métal.

C’est un perlier de Bodrum qui est venu s’installer au village. Car ici, il y a beaucoup de paille. Il a construit des fours et les paysans l’ont suivi. Puis il est reparti à Bodrum. Aujourd’hui, il est mort, mais ses fils sont toujours perliers là-bas. »

L’histoire date du père et du grand père de Mehmet. « Avant cela ici, les anciens s’occupaient des bêtes et des vergers ».

« Des perliers en Turquie, il en en a depuis longtemps, 3000 ans » avance Mehmet. On dit que c’est un Arabe qui a amené ici la technique, mais il n’y a que 70 ans qu’on fait des perles ici. » 70 ans, presque le temps d’une vie d’homme, des décennies qui ont changées jusqu’au nom du village. Sur les cartes c’est encore Kurudere Kemalpasa, mais ici tout le monde dit Nazar Ceuz : Le village de l’œil.

L’œil c’est le motif que les perliers dessinent le plus souvent sur les perles, pour protéger du mauvais sort. Un motif que l’on retrouve sur les perles crées au Proche-Orient il y a 3000 ans.

Depuis que sa vue à baissé, Mehemet ne fait presque plus que ces perles à œil « Nazar Buncunk » : de grosses perles rondes ou plates avec un deux ou trois yeux.

Devant lui, dans le four, le creuset plat est divisé en trois parties, une vaste pour le bleu et deux plus petites pour le blanc et le jaune. Mehmet enroule tout d’abord le verre bleu autour de sa pique. Quand la perle est formée, il en saisit une autre, plus petite. Sur son extrémité, il enroule un peu de verre blanc, puis jaune et applique l’œil ainsi formé sur la perle qui est remise au feu quelques instants.

10 heures, Haissel appelle pour le petit déjeuner. La table a été déplacée sous le prunier à l’entrée du jardin pour profiter de l’ombre. Haissel y a disposé des olives, des œufs à l’huile d’olive, du pain et du miel. Tout ou presque est produit ici.

Une demi-heure plus tard, les perliers retournent à l’atelier, nous suivons Haissel sur la place du village. Depuis un an, des petites baraques ont été construites pour vendre des perles aux touristes de passage. Chaque femme de perlier y a son échoppe, où elle vend les productions de son mari qu’elles monte en collier.

« Ca fait vraiment un an que les touristes turques viennent nombreux, depuis que nous avons créé le festival de la perle, avant c’était plus discret. » A cette heure encore matinal, aucun touriste n’est là. Les femmes balaient devant leur petite boutique et exposent leurs colliers. Elles se réunissent pour échanger quelques mots.

Parmi la vingtaine de femmes qui travaillent ici seule une poignée est née à Nazar Ceuz. Les autres sont venues ici pour se marier. C’est le week-end et la fille d’Haissel et Mehmet est venue voir ses parents. Elle discute avec sa mère dans sa petite baraque. Elle ne vend pas de colliers. Elle est mariée ailleurs, comme beaucoup des filles des perliers du village. « Les hommes sont d’ici, les femmes viennent d’ailleurs, » résume en riant une vieille femme, une amie d’Haissel.

Les premiers touristes commencent à arriver. Des cars entiers se déversent sur la petite place.

« Il n’y a que des Turcs, les étrangers ne connaissent pas encore », m’explique Haissel. Une volée de jeunes citadines flâne d’une boutique à l’autre. Un homme rebondit se pare d’une très grosse perles. Vers midi, c’est l’heure de la pause pour Mehmet et les perliers. Il vient voir sa femme. Un peu à l’écart, il regarde les visiteurs acheter ses perles.

Au centre de la place, le café-restaurant. C’est un peu le centre du village avec sa vitre qui sépare le restaurant de l’atelier. Elle permet aux visiteurs d’observer le travail du verre.

Nous pénétrons dans l’atelier par une petite porte de l’autre côté du bâtiment. C’est l’homme le plus âgé qui nous parle. Il approche les quarante ans. C’est lui qui a construit son four, il y a six mois, il faudra le refaire dans six mois.

« Je le construit avec 3 amis, il nous faut 3 jours pour le faire. Puis nous le laissons sécher. »

Nous ressortons sur la place pour croiser un autre perlier. Il tient à nous montrer l’atelier où travaillent ceux de sa famille. Nous passons la grille d’une maison, dans le jardin, un autre atelier. Quatre hommes y travaillent.

Ici comme dans l’atelier précédent et celui de Mehmet, on nous raconte la même histoire : une technique importée dans les années 40 ; depuis les techniques qui se transmettent de père en fils, les femmes qui vendent les colliers. Notre guide nous montre un autre atelier qui fait face à celui dans lequel nous venons de passer une petite demi-heure ; une autre famille. Un père et ses fils.

Nous avons vu plusieurs ateliers, mais c’est dans celui de Mehmet que je me vois le mieux filmer. Sans doute parce que j’ai eu le temps, en y travaillant de me l’approprier, d’en envisager les contours et les limites, comme ceux qui y travaillent quotidiennement.

Au repas de midi, nous annonçons à Mehmet et à sa famille notre décision de partir pour Seljuk afin de sejourner quelques temps à la mer. Nous partirons en fin d’après-midi. Je sens nos hôtes soulagés, même si Mehmet, un peu inquiet tient à nous donner l’adresse de son frère à proximité de Seljuk. Il l’appelle pour lui dire que nous irons peut-être séjourner chez lui.

En fin d’après-midi, nous quittons le village.

Mercredi 12 mai – Izmir/ Görecce

Durant ces deux jours de repos à Seljuk, nous avons rencontré le frère d’un grossiste en perles qui travaille à Izmir. Aujourd’hui nous avons décidé de lui rendre visite pour obtenir d’autres adresses de perliers.

Le musée d’ethnologie d’Izmir prétend qu’on fait encore des perles dans plusieurs districts de la ville et aux alentours. A proximité de notre hôtel, Kadife Kale serait un de ces district. Nous escaladons donc la colline derrière l’hôtel pour aboutir à une forteresse. Les habitants nous indiquent un quartier où il y aurait un ou deux fours, mais certains pensent qu’ils sont déjà détruits. Arrivés dans la rue indiquée, les immeubles qui devaient abriter les fours sont effectivement détruits. Nous essayons de localiser l’atelier, mais les habitants que nous rencontrons ne parviennent pas à nous donner son emplacement exact. Ils nous expliquent que le quartier va être détruit pour laisser la place à de nouvelles constructions. Le perlier est parti, il y a déjà deux ans.

Nous nous dirigeons vers le bazar, où nous finissons par trouver le quartier des grossistes en perles. Il y en a une dizaine dans la zone appelée «  bouche des femmes ». Nous dénichons l’un des grossistes dont on nous avait parlé à Seljuk. Des milliers de fils rassemblant chacun une centaine de perles pendent au plafond et envahissent le magasin. Un jeune homme nous explique que toutes ces perles sont fabriquées à Nazar Ceuz et Görecce. Ce sont les seuls lieux dans la région d’Izmir où il reste des artisans perliers. Les autres districts d’Izmir, relevés au musée d’ethnologie ne seraient plus des lieux habités par les perliers. Görecce est à une vingtaine de km de la ville au terminus d’un bus urbain. Nous nous y rendons.

En s’éloignant de la ville, le bus passe devant de nouveaux quartiers : cité constituées d’immeubles moderne encore neufs : banlieues modestes et modèles. A deux km à peine de ces ensembles, le bus nous laisse sur la place de Görecce : un village d’agriculteurs, plus vaste et moins beau que Kurudere. J’y ressens une ambiance de fin de monde, au premier abords, Görecce est pour moi l’image de l’ennui : des hommes qui jouent aux dominos au café, des rues désertes écrasée par la chaleur du milieu d’après midi. Les hommes nous confient qu’il reste bien deux four dans le village, même s’il y en a eu beaucoup plus, il y a longtemps. Deux adolescents se proposent de nous accompagné. « Un de mes amis travaille dans un atelier, mais je vais vous emmener aussi à l’autre ». L’un des jeunes est militaire, appelé, l’autre nous confie qu’il n’a jamais aimé l’école et qu’il ne fait rien. Pour eux, les perliers gagnent bien leur vie, mais il serait hors de question d’imaginer faire ce métier. « Pas pour des Millions ! rit le plus jeune. C’est trop pénible. Du travail, malgré la crise, il y en a pour ceux qui veulent travailler expliquent-t-il. Il y a l’usine à proximité, mais il y a surtout Izmir » Izmir où partent la plupart des jeunes. « Ici, il n’y a plus que les vieux et les enfants », conclut son ami.

Les deux jeunes nous guident jusqu’à la sortie du village. Devant une maison blanche à deux étages s’étalent des stocks de verre de récupération et un énorme tas de bois.

Nous sommes arrivés. Les jeunes pénètrent les premiers dans l’atelier. On nous accueille dans une fournaise.

Le four est plus petit : il ne permet de travailler qu’à quatre personne contre 5 à Kurudere et l’atelier est beaucoup moins vaste que celui de Mehmet et moins bien aéré.

Un homme  y travaille en compagnie de ses neveux. Un de ses neveux de 20 ans prends la parole, il fait des perles depuis qu’il a 13 ans et a toujours voulu faire ce métier, la chaleur ne lui fait pas peur. Son oncle, lui, nous confie qu’il a un fils de deux ans. « Je ne veux a aucun prix qu’il fasse ce métier ; ce qu’il veut mais pas ça ! C’est trop dur et ça ne gagne pas assez ! » nous explique-il. Pour lui il est difficile de ne vivre que de la vente des perles. Alors la famille, les femmes surtout s’occupent des travaux agricoles.

L’homme nous confie qu’on fait des perles à Görëce depuis 70 ans environ, depuis qu’un perlier est venu de Kadifekale. « Il s’y est installé car il y avait beaucoup de paille. Il devenait de plus en plus compliqué de ramener la paille à Kadifekale alors il s’est installé ici, et des paysans ont suivi son modèle. » Ce perlier était un arabe : un iraquien, précise-t-il. Lui aussi est reparti.

Nous parlons avec lui de Nazar Ceuz. Pour lui, ce serait un homme, partit de Görece et non un perlier de Bodrum qui aurait y emmené la technique.

La chaleur est très difficile a supporter, l’atelier trop petit pour pouvoir filmer correctement.

Les deux jeunes nous conduisent jusqu’à l’autre atelier du village. Dans l’enduit blanc de la façade d’une maison sans étage, des perles sont incrustées. Dans la courette de l’habitation, des colliers s’alignent le long de la façade.

On nous introduit dans un atelier, un peu plus grand que le précédent, mieux aéré. Deux hommes y travaille et un adolescent. Il a14 ans.

C’est le fils du propriétaire des lieux. Il va a l’école mais fait des perles en dehors de sa scolarité. Il veut être perlier plus tard, comme son frère et son père. Pour l’instant, il ne fabrique que des perles simples, il viendra en son temps aux perles décorées.

Son père nous rejoint dans la cour. Il ne travaille pas aujourd’hui.

Il aime son métier, mais il craint pour l’avenir «  Avant, nous vivions bien, mais aujourd’hui, il y a toutes ces perles en plastiques qui viennent de chine. Ça nous fait du mal ». Contrairement à Nazar Ceuz, ici, les perlier ne vendent qu’aux grossistes, pas au détail. « En une journée, on peut gagner 20, 30 50, parfois 100 lira (50 euros), jamais plus. C’est peu pour vivre. »

Un de ses fils qui travaillait à Izmir vient d’être licencié. Il va revenir travailler à l’atelier.

Notre hôte est très ouvert et passionné par son métier.

Nous prenons congé et repartons à l’arrêt de bus, accompagnés des deux adolescents. L’un d’eux fait la moue. « Les perliers disent qu’ils gagnent mal leur vie, mais ils exagèrent. Ici le salaire moyen est de 600 lira par mois…» Il est bientôt 18h heures, Görecce est toujours très calme. Un homme passe sur son âne pour aller aux champs. Les deux jeunes s’esclaffent et me conseillent de le prendre en photos. Le bus d’Izmir vient d’arriver.